Le projet Troisième Lieu : les lieux de convivialité comme patrimoine de nos villes ?

Le projet Troisième Lieu : les lieux de convivialité comme patrimoine de nos villes ?

urbz Paris a lancé une enquête participative et créative, visant à découvrir et raconter les espaces spontanés de sociabilité dans nos quartiers à travers le regard de leurs habitués.

 

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Solitude et sociabilité : une question de design ?

La solitude en ville, surtout en Europe et en Amérique du Nord, est devenue un sujet de plus en plus pressant pour les urbanistes, concepteurs et chercheurs, ainsi que les institutions locales et nationales, les experts en matière de santé et la presse en général. Selon l'Avis du Surgeon General (2023, États-Unis), la loneliness epidemic est préoccupante, et de nombreuses recherches semblent indiquer une forte corrélation entre la vie urbaine et les problèmes de santé mentale. L'espace, ou plutôt le manque d'espace, semble être un facteur qui y contribuerait.

La plupart des articles existants, des projets et initiatives émergentes s'attachent à proposer des solutions en termes de design : comment créer des villes plus conviviales ? Comment aménager l'espace public de manière à encourager la sociabilité et les interactions ? Quel est le pouvoir "soignant" des espaces verts ? Comment créer des zones accessibles, mixtes et confortables dans les quartiers ? Que peuvent faire l'urbanisme, l’architecture et le design pour lutter contre la solitude, le stress et l’isolement ?

Au bureau de urbz Paris, nos conversations nous ont amené à remettre en question l'hypothèse que les villes seraient solitaires par nature ou par morphologie. Au contraire, nous pensons que les villes par leur densité et la variété de leurs environnements, offrent des occasions et des cadres de rencontre et de sociabilité que la campagne peut difficilement offrir. Bien que la vie urbaine, hyper-rapide et hyper-dense, puisse être aliénante et solitaire, les villes du monde entier ont historiquement présenté une variété d'espaces que les gens s'approprient pour la sociabilité, la conversation, l'échange, la rencontre. Les habitants des villes se sont toujours adaptés pour trouver des espaces et moments pour se réunir... alors pourquoi ce besoin soudain d'inventer et concevoir de nouvelles formes et de nouveaux designs ?

urbz croit fermement à l'importance de la « reconnaissance » (« recognition ») dans la pratique urbaine : en tant qu'urbanistes et concepteurs, nous sommes naturellement soucieux de créer de nouveaux espaces et de nouvelles formes urbaines, mais est-ce que nous regardons suffisamment bien ce qui existe déjà ? Et si, avant de réinventer la sociabilité urbaine, nous reconnaissions, protégions et valorisions les espaces de convivialité qui existent déjà ? Que pouvons-nous apprendre de ces lieux de sociabilité ordinaires mais durables ? Et enfin, ne devrions-nous pas regarder ces lieux du point de vue de leurs usagers ?

Les « third places » : nos principaux espaces de sociabilité

Nous avons décidé de réviser le concept de « third place » en relisant The Great Good Place (1989) de Ray Oldenburg. Critique de l'Amérique suburbaine et, à bien des égards, description nostalgique et probablement idyllique des villes européennes, ce livre souligne la nécessité dans chaque quartier et pour chaque communauté de disposer de « lieux centraux » (« core settings ») de sociabilité, accessibles et distincts des espaces de la maison (« first place ») et du travail (« second place »). Il appelle third places « une grande variété de lieux publics qui accueillent les rassemblements réguliers, volontaires, informels et très attendus des individus au-delà des domaines de la maison et du travail ». Sans ces espaces ordinaires, les individus et les communautés s'appauvrissent, ce qui a des conséquences politiques non négligeables (comme l'a rappelé plus tard Robert D. Putnam dans son essai Bowling Alone : America's Declining Social Capital).

Ce livre nous rappelle que le débat sur la solitude urbaine n'est pas si récent : à la fin des années 1980 en Amérique, 30 ans avant la pandémie de Covid19, Oldenburg et ses contemporains s'inquiétaient déjà des environnements urbains qui n’encourageaient pas une vie publique et de quartier, et d’une société tournée vers un mode de vie solitaire et individualiste, où seuls les plus aisés pouvaient se permettre détente et loisirs. Oldenburg écrit : « En l'absence d'une vie publique informelle, les Américains sont privés des moyens de soulager le stress qui servent si efficacement d'autres cultures. Nous semblons ne pas nous rendre compte que les moyens de soulager le stress peuvent tout aussi bien être intégrés dans un environnement urbain que les caractéristiques mêmes qui produisent le stress. (...) Alors que les Allemands se détendent au milieu de la joyeuse compagnie du bier garten, ou que les Français récupèrent dans leurs petits bistrots animés, les Américains se tournent vers les massages, la méditation, le jogging, les bains chauds ou les romans d'évasion. Alors que d'autres profitent pleinement de leur liberté de s'associer, nous glorifions notre liberté de ne pas s'associer. (...) La promesse cosmopolite de nos villes est réduite. Son esprit œcuménique s'estompe avec notre repli toujours plus grand sur la vie privée ». Si Oldenburg considérait le problème comme essentiellement américain, aujourd'hui ses propos résonnent probablement comme pertinents dans des villes du monde entier.

Bien que nous soyons d'accord avec Oldenburg sur l'importance des liens sociaux et de la vie communautaire, nous refusons d'adopter une position nostalgique sur le sujet. Peut-être pas dans tous les quartiers. Peut-être sont-ils de moins en moins présents. Mais nous restons convaincus que les espaces de sociabilité, de conversation et de convivialité existent toujours et que nous n'en parlons peut-être pas assez. Peut-être ne les voyons-nous pas parce que nous n'avons pas interrogé les bonnes personnes : leurs utilisateurs réguliers. Nous avons donc décidé de regarder ces lieux de plus près et de les raconter : quels sont les lieux qui nous aident au quotidien à lutter contre la solitude, à nous réunir, à nous connecter à nos amis et à nous sentir membres d'une communauté ? Quels sont nos third places ?

Les lieux de sociabilité, d'amitié et de convivialité : une nouvelle catégorie de patrimoine ?

À l'aide d'urbanistes, amis, étudiants, artistes... nous avons lancé en 2024 le projet Troisième Lieu (une traduction littérale en français du concept d'Oldenburg, qui se veut distincte de la plus répandue mais désormais plus lointaine du concept, « tiers lieu ») : une enquête participative visant à découvrir et à reconnaître les tiers lieux existants à travers les yeux de leurs utilisateurs réguliers. En commençant par la région parisienne, où nous sommes basés, et en nous étendant à d'autres villes et environnements, nous demandons aux habitants de nous parler (par le biais d'ateliers, interviews, enregistrements, photos, textes, poèmes...) de leur troisième lieu préféré : un endroit qu'ils fréquentent régulièrement, où ils se sentent à l'aise et où ils rencontrent des amis ou socialisent avec d'autres personnes. Nous raconterons ces lieux à travers des productions créatives : fanzines, fictions, illustrations, podcasts, courts-métrages...

Les cafés, les bars de quartier, les bistrots... la typologie de third places à laquelle Oldenburg faisait principalement référence, sont fortement représentés. Mais à travers le regard des usagers, nous avons découvert des formes infinies de third places : les gens mentionnent aussi des places, des promenades, des parcs, des terrains de pétanque, des bancs, des bains publics, des salles de jeux, des piscines, des installations sportives... des lieux qui comptent pour eux en tant qu'espaces réguliers d'échange, de sociabilité et d'amitié. Ils semblent ordinaires à un œil extérieur, mais si l'on regarde de plus près, ils ont un sens particulier pour quelqu'un, car ils représentent l'environnement d'une partie de sa vie sociale. Leur importance peut être invisible ou négligée par les passants, les institutions, les municipalités ou les urbanistes, mais pour leurs utilisateurs réguliers, leur valeur est immense. Leur valeur d'amitié ou de sociabilité, une forme de valeur d'usage, fait de ces lieux un « deuxième chez soi » pour certaines personnes, vital pour leur bien-être individuel et précieux pour la vie publique d'une ville ou d'un quartier.

Nous nous demandons si ces lieux existants reçoivent l'attention qu'ils méritent dans les projets d'aménagement et les politiques publiques : la valeur d'amitié ou de sociabilité d'un lieu est difficile à percevoir, à quantifier ou à analyser, mais elle est très tangible pour les individus et les communautés. Les lieux qui constituent des cadres importants de notre vie sociale, et contribuent ainsi à notre santé mentale et physique, pourraient-ils être considérés comme un patrimoine, digne d'être reconnu, soutenu et protégé ? Pouvons-nous définir une nouvelle catégorie de patrimoine, liée à l'amitié, à la sociabilité, à la communauté et au vivre ensemble ?

 

/ le premier fanzine du projet troisième lieu sort cet été. Disponible en version imprimée dans certains de nos troisièmes lieux préférés à Paris, ou sur demande. (En collaboration avec Camille Boisaubert et Lucie Mesuret).

/ vous voulez nous parler de votre troisième lieu préféré ? écrivez-nous à 3e.lieu@urbz.net

/ nous tenons à remercier les étudiants de Paris VIII de la classe "Art, culture et projet urbain", du Master "Politiques et Gestion de la Culture en Europe", qui ont réalisé des photo-journaux sur leurs propres troisièmes lieux, dont les images ont été utilisées pour illustrer cet article. Merci à notre ami photographe Arthur Crestani qui a suivi le projet avec nous.

/ merci à nos amis parisiens pour nos conversations et interviews sur leurs troisièmes lieux.

/ logo du projet par Alma Dubois.